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MARC ROSSIGNOL / THE TIMES

9 DECEMBER 2011 - 14 JANUARY 2012

MARC ROSSIGNOL : RETARDS, REGARDS, ECARTS
 

1. Départs

Étant donnés quatre peintres, quatre œuvres et sept tableaux ; des œuvres qui relèvent d'un passage de temps. "La Fontaine de Jouvence" de Lucas Cranach entre icône et image profane, entre iconoclastie et iconophilie, daté des alentours de 1546, le tableau se lit de gauche à droite : conduites en carrioles ou en brouettes, des vieilles femmes arrivent des montagnes. Elles se dépouillent de leurs vêtements pour se plonger dans le bain régénérant que la couleur et l'opacité font paraître quasi radioactif. Elles en ressortent jeunes et belles, attendues par des jeunes gens et des fêtes.

Le temps du dernier ensemble de Poussin, "Les Saisons" (1660-1664), est cyclique - du printemps à l'hiver, de l'aurore au crépuscule - et le classicisme rejoint l'archaïsme. Il emprunte ses histoires à la Bible - au matin du printemps, le paradis terrestre, au midi de l'été, Ruth et Booz, dans l'après-midi de l'automne, la grappe de raisin rapportée de la Terre promise, au soir de l'hiver, le Déluge.

"L'enseigne de Gersaint" de Watteau (1720) correspond au temps celui de la mise en place du marché de l'art. Dans ce tableau en deux parties, où d'un côté des commis emballent sous le regard d'un couple de bourgeois, tandis que de l'autre on regarde et on se pâme, tableaux et miroirs se mêlent et se confondent.

Enfin, "Un bar aux Folies Bergères" de Manet constitue le passage dans le temps des images. L'instant démultiplié qui ainsi met en jeu l'inframince - du regard frontal de Suzon, la serveuse, à celui de son client dont on voit le reflet dans le miroir. Le moment du spectateur enfin - qu'il se fonde dans la foule réfléchie dans la glace ou qu'il s'identifie à celui de Jeff Wall dans son remake, "Picture for Women".


 

2. Retards

"Retard Watteau" (en quatre toiles), "Retard Cranach" (dix toiles), "Retard Manet" (72 secondes d'images), "Retard Poussin" (quatre toiles, comme l'original), "The Times" (deux tissages). En nommant ces œuvres, Marc Rossignol énonce une dimension temporelle. Le mot "retard" est une allusion intentionnelle à Marcel Duchamp qui, dans une note de la "Boîte verte", écrivait : Employer "retard" au lieu de tableau ou peinture; tableau sur verre devient retard en verre - mais retard en verre ne veut pas dire tableau sur verre. (1) Chez Duchamp, le retard est motif (subtil et récurrent) et rythme (entre processus et prise de forme), en somme, un matériau fondamental de l'image. Comme l'a bien remarqué Georges Didi-Huberman, la notion de retard apparaît donc bien comme un portant structural de l'entreprise duchampienne tout entière. Elle donne l'expression temporalisée de l'inframince. Elle rencontre la problématique, fondamentale, des transformations dimensionnelles (optiques, tactiles, mais aussi temporelles). Elle se substitue, dans la version duchampienne de la dialectique, à toute téléologie et à tout "progrès des arts". Elle impose donc son anachronisme (2). Elle met donc en jeu tout autant le futur que le passé ou le présent et s'il est question de temps ici, ce sont des temps complexes qui s'entremêlent : celui des œuvres "historiques" sélectionnées par l'artiste, du regard contemporain à leur réalisation, du regard qu'aujourd'hui nous posons sur elles, celui des tableaux de Rossignol, celui du, ou plutôt des retards. Et si l'œuvre qui donne son titre à l'exposition s'intitule "The Times" - un tissage d'un Times anglais et d'un New York Times, des entrelacements à prendre au pied de la lettre - c'est que le temps justement relève de tissages mêlant souvent le fil et la trame.


 

3. Regards

Le choix des tableaux n'est pas anodin. Il s'agit-là d'œuvres de maturité, elles désignent quatre moments de l'histoire entre l'entrée dans la Renaissance et celle dans la modernité. Elles figurent quatre mouvements - de gauche à droite pour Cranach, de droite à gauche pour Manet, dans un va-et-vient entre les parties pour Watteau, ou circulaire avec les quatre toiles de Poussin. Elles décrivent quatre pathos différents : Poussin classique, Cranach presque expressionniste, Watteau frémissant, Manet spectaculaire.

Pour Marc Rossignol, il s'agit de retrouver une perception de la couleur qui ne soit pas codifiée. Une perception antérieure au numérique. Car si notre accès aux œuvres est de plus en plus aisé (il suffit d'introduire le nom d'un tableau dans un moteur de recherche pour en retrouver nombre de copies sur l'écran de l'ordinateur), la qualité des reproductions, des écrans traitent mal la couleur : le rosissement des joues de la Suzon de Manet varie de l'oranger au violet et la couleur des peaux des femmes de Cranach vire au gris mauve ou au rose bonbon. L'Incarnat - le coloris en acte et en passage. Une tresse de la surface et de la profondeur corporelle, une tresse de blanc et de sang (3) - devient aussi codifié qu'une palette de fond de teint.

Pour réaliser ce qu'il définit comme "des intermédiaires peints entre l'original et son hypothétique traduction en icône monochrome", Marc Rossignol observe et analyse l'œuvre. Pour chacune, il redéfinit un format - il le conserve ou le décline - il peut aussi changer le support, ainsi, le "Retard Manet" sera numérique et présenté sur écran. Ce regard attentif lui permet d'extraire des couleurs : neuf pour Manet, six pour chacun des autres. Une couleur fait office de fond et recueille, à partir du centre, les formes réalisées à l'aide de pochoirs plus ou moins réguliers. Chacune des formes (plutôt triangulaires) du motif s'imbrique dans celles qui l'entourent et pourtant, des décalages, des ruptures, des équivalents de repentirs s'y insinuent. Le motif se répète en suivant une logique de déplacement dans une grille, comme aux échecs. Si l'observation du tableau demande de mettre en jeu le savoir, si le processus de préparation peut être long, l'exécution est frénétique.


 

4. Écarts

"Du passé, je garde, je transmets la couleur, comme territoire de l'art." dit Marc Rossignol. Il agit en historien singulier qui fait éclater la surface de la peinture, sélectionne et organise les éclats récupérés en un jeu logique qui semble se répéter et qui est pourtant toujours différent.

"Les saisons" trouvent leurs couleurs dans la campagne du Latium, mais cet emprunt ne transforme pas Poussin en Romain (il semble se protéger de l'excès de lumière), ce métissage fait plutôt de lui un coloriste singulier. Dans les "retards", c'est la couleur du sol qui prévaut et les verts éclatants du printemps s'assombrissent et se raréfient au fil des saisons. L'artiste a ajouté une prédelle à chacun de ces "retards" : l'inscription en caractères dorés du verset biblique représenté par Poussin, en grec ancien pour le printemps, en arabe pour l'été, en hébreu pour l'automne et en latin pour l'hiver. Et si le motif au pochoir couvre la toile en suivant un mouvement régulier, il diminue de taille au fil des saisons tandis que la présence de l'écriture le redouble en même temps qu'il le singularise.

Les "Retards Cranach" se présentent comme des "approximations chromatiques", chacune des toiles correspond à une reproduction trouvée sur le Web, laquelle accompagne le tableau sous la forme d'une impression numérique en guise de cartel. Et puisque la signature de Cranach, un dragon ailé, devient de plus en plus petite au fil du temps, le format des toiles suit un mouvement du même type.

La rapidité de réalisation de "L'enseigne de Gersaint" (peinte comme un plafond d'après Gersaint lui-même) rencontre le rythme dicté par l'utilisation du pochoir pour le "Retard Watteau". Au fil des quatre versions dont chacune emprunte sa largeur à la hauteur de la précédente, le motif s'amenuise et la césure entre les deux parties de la toile originale apparait de plus en plus nettement. Une cinquième toile imprimée se présente comme la notice abrégée d'un catalogue raisonné.

Pour le "Retard Manet", l'artiste a sélectionné neuf couleurs qui lui offrent 362 880 possibilités de permutation. En en présentant 72, il puise dans la virtualité de la succession des images dont l'une recouvre toujours une autre dans un feuilletage indéfini. C'est que l'art moderne est là et avec lui la reproductibilité technique, le déplacement de l'aura. Comme les femmes que représente Manet, l'image pense(4).

Au-delà de la cohérence de la procédure, de la rigueur et de la liberté de l'analyse, ces peintures morcelées, transposées en fragments posent la question de l'altérité. Il se crée une ressemblance non-spécifique, une similitude dans la dissemblance. Les couleurs deviennent les opérateurs d'une conversion du regard : devant ces surfaces couvertes de motifs abstraits, nous ne voyons pas l'œuvre représentée. L'association du morcellement des figures et de leur répétition montre qu'au-delà du trop plein d'images qui nous entoure, il existe un écart où se niche la peinture.

Du regard (ce sont les regardeurs qui font le tableau) au retard, l'écart est inframince. C'est le retard comme "expérience procédurale" qui intervient dans la détermination de la place de l'artiste au sein de l'écart, ce que Duchamp définit comme coefficient d'art : le "coefficient d'art" personnel est comme une relations arithmétique entre "ce qui est inexprimé mais était projeté" et "ce qui est exprimé inintentionnellement" (5). Pour Rossignol, comme pour Duchamp, la position de l'artiste ne relève pas de l'expression d'un "moi", elle tient dans la tension, le désir, l'écart.


 

Colette Dubois, Venise, Bruxelles, novembre-décembre 2011

(1) Il poursuit : C'est simplement un moyen d'arriver à ne plus considérer que la chose en question est un tableau - en faire un retard dans tout le général possible, pas tant dans les différents sens dans lesquels retard peut être pris, mais plutôt dans leur réunion indécise. "Retard" - un retard en verre, comme on dirait un poème en prose ou un crachoir en argent. in Marcel Duchamp, Duchamp du signe, Paris, Champs Flammarion, 1994, p. 41.

(2) Georges Didi-Huberman, L'empreinte, Paris, Centre Georges Pompidou, 1997, p. 177.

(3) Georges Didi-Huberman, La peinture incarnée, Paris, Minuit, 1985, p. 25.

(4) Godard : Les célèbres et pâles sourires de Vinci et de Vermeer disent d'abord moi, moi et le monde ensuite. Et même la femme à l'écharpe rose de Corot ne pense pas ce que pense l'Olympia, ce que pense Berthe Morisot, ce que pense la barmaid des folies-bergère. Parce que le monde enfin a rejoint le monde intérieur, a rejoint le cosmos et qu'avec Édouard Manet commence la peinture moderne, c'est-à-dire le cinématographe, c'est-à-dire des formes qui cheminent vers la parole. Très exactement une forme qui pense. In Histoires du Cinéma, tome 3, Paris, Gallimard, 1998, p. 51-55.

(5) Ibid., p.

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